Irlande du Nord : un accord historique, une mise en œuvre problématique
Lettre
de synthèse Robert Schuman, n°83
Introduction L’Irlande du Nord est elle en mesure de s’acheminer vers la normalité
politique et une paix sociale durable ? Si l’on en juge d’après
l’accord historique, signé à l’arraché le 10 avril 1998 et marquant un dénouement
heureux à trente années d'un conflit qui a fait près de 4000 victimes, la réponse
est positive. Les négociations, malgré les nombreux obstacles qui pouvaient
paraître insurmontables, tant le fossé s’était creusé entre républicains
et unionistes, avaient fini par aboutir et l' Accord du Vendredi Saint avait été
salué avec le même enthousiasme par les deux camps. Ainsi
Gerry Adams, chef du parti du Sinn Fein s’était écrié : “ Aujourd’hui,
nous avons ouvert la voie à l’avenir. Demain, nous commencerons à construire
l’avenir. L’avenir c’est la liberté ”. David Trimble, leader du
parti unioniste de l’Ulster, expliquait, quant à lui, que l’accord avait
“ jeté les bases d’une démocratie saine et dynamique après trois décennies
marquées par la stagnation et l’impuissance ”. L’accord
fut mis en application le 2 décembre 1999 lorsque le gouvernement britannique délégua
une partie de ses pouvoirs à un gouvernement semi-autonome en vertu du
processus de dévolution déjà mis en place en Ecosse et au pays de Galles. Toutefois, près de cinq ans après la signature de cet accord, les difficultés
entre partenaires politiques persistent au point que les institutions nord
irlandaises, qui n'ont pu fonctionner que par intermittences, aient été
suspendues à nouveau, le 14 octobre 2002. La province, composée des six des
neuf comptés de l’Ulster -Antrim, Armagh, Derry, Down, Fermanagh et Tyrone-
[1] est ainsi retombée pour la quatrième fois depuis 1999 sous la tutelle
britannique, ce qui prouve que ses représentants ne parviennent pas à œuvrer
ensemble dans un climat de confiance mutuelle. Avant
d'évoquer les blocages qui empêchent la province d’Ulster de s’auto
administrer et les raisons qui empêchent la mise en place effective de
toutes les modalités de l'Accord du Vendredi Saint, il importe d’expliquer le
contexte politique, économique et social qui a favorisé l’antagonisme entre
les deux camps, la genèse du processus de paix et son aboutissement historique. De
la partition aux "Troubles". Depuis
1922 l’île d’Irlande, qui compte quatre provinces - Ulster, Leinster,
Munster et Connaught- et 32 comtés, est coupée en deux par une frontière
appelée "partition" : au sud, la République indépendante des
26 comtés –3,6 millions d’habitants- où cohabitent de façon harmonieuse
une très large majorité de catholiques et une toute petite minorité
protestante de moins de 3%, et de l’autre côté de la frontière, la petite
enclave de l’Ulster, ou Irlande du Nord -1,5 million d’habitants- où se
trouvent une majorité de protestants et une forte minorité de catholiques. Les
rapports numériques des deux communautés religieuses varient considérablement
entre le nord et le reste de l’île[2] et c’est bien pour cette raison que
les autorités britanniques décidèrent en 1921 la partition de l’île, après
avoir offert le choix aux six comptés du nord de ne pas opter pour l’indépendance
avec le reste de l’Irlande et de rester unis à la métropole. L'Irlande se
voit dotée de deux parlements, l' un à Dublin et l’autre à Belfast ou
Parlement de Stormont. Mais cette partition, qui répondait aux souhaits de la majorité protestante du
nord, allait devenir un casus belli, car elle ne serait jamais acceptée par les
nationalistes catholiques. La lutte pour l’indépendance de l’Irlande, qui
avait débouché sur la création de l'Etat libre d'Irlande du Sud,
allait, après une période de calme relatif, céder la place à un affrontement
en Ulster entre catholiques nationalistes, opposés à la partition et
favorables à la réunification de l’Irlande, et protestants unionistes,
c’est-à-dire partisans du maintien de leur province dans le Royaume-Uni et résolument
hostiles à toute forme de rapprochement avec l’Irlande indépendante. Dotés d’une assez large autonomie les protestants ulstériens pratiquèrent
à l’égard des catholiques, qu’ils considéraient comme des traîtres
potentiels, une politique de discrimination flagrante dans le domaine de
l’emploi et du logement. Le mode d’élection du parlement de Stormont à la
proportionnelle fut très vite remplacé par un système à la majorité simple
pour assurer une forte majorité d'élus protestants. Un mur de méfiance,
d’incompréhension et de haine s’érige peu à peu entre les deux communautés
qui vivent des existences complètement séparées. Les contacts
intercommunautaires sont très rares car tout est mis en place pour les éviter.
Le cloisonnement de la vie publique et privée se retrouve presque dans tous les
domaines à de rares exceptions. L'antagonisme des deux communautés est également
alimenté par des préjugés d’origine confessionnelle..[3] A la fin des années 1960, la discrimination à l’encontre des catholiques d'Ulster, qui souffrent d’être traités comme des citoyens de seconde catégorie, va donner naissance au mouvement pour les droits civiques d’Irlande du Nord ou NICRA, inspiré du mouvement des noirs aux Etats Unis. Le 5 octobre 1968, la police (Royal Ulster Constabulary) intervient avec brutalité lors d'une manifestation pacifique organisée par la NICRA. C’est le début de ce qu’on a appelé les Troubles. Dès lors le conflit va entrer dans sa phase aiguë et prendre des aspects sociaux et économiques, autant que politiques. En août 1969, le gouvernement travailliste d’Harold Wilson, après avoir longuement hésité, décide d’envoyer des troupes en Irlande du Nord. Le 30 janvier 1972 appelé "dimanche sanglant" (Bloody Sunday), une marche pacifique de la NICRA contre les emprisonnements arbitraires est dispersée dans le sang avec l'entrée en action d'un régiment de parachutistes britanniques qui fait treize victimes. Dans ce contexte d'instabilité croissante, le Parlement de Stormont est dissous en 1972 et la province est alors administrée directement par Londres. Au cours des premières décennies qui suivirent le partage de l'île, l’IRA[4]
(Armée Républicaine Irlandaise), qui était devenue le symbole de libération
nationale et de défense des catholiques opprimés, avait mené différentes
campagnes sporadiques contre la partition mais sans grand succès. Au début des
années 1970, l’IRA provisoire, qui a besoin d’argent pour mener son combat,
organise des rackets, des attaques de banques et de convois postaux et des enlèvements
avec demandes de rançon. Des associations d’aide sont créées en particulier
la NORAID[5] (Northern Irish Aid Committee) ou Comité d’Aide aux Irlandais du
Nord, fondée en 1969 par trois anciens dirigeants de l’IRA. Bien que ses
dirigeants démentent qu’il existe aucun lien politique entre le Sinn Fein
[6]et l’IRA, des rapports étroits s’établissent entre les deux
organisations et beaucoup de membres vont de l’une à l’autre. Au cours des
années 1980 les actes terroristes se multiplient en Irlande du Nord et le
conflit, qui s’étend à l’Angleterre, cause des dégâts considérables[7]
humains et matériels. Cette violence nationaliste ne fait que déchaîner une contre violence de la
part des paramilitaires protestants[8] à l’encontre la communauté catholique
irlandaise. Les actes de violence sectaires, les émeutes, les agressions, les
enlèvements et meurtres deviennent monnaie courante et l’Irlande du Nord
sombre dans la terreur. Chaque été, au moment de la saison des marches
orangistes qui traversent des zones d'habitation catholiques, des maisons
incendiées forcent des milliers de familles à fuir leur quartier ou leur
village. A la fin des années 1990, le peuple de l’Ulster est un peuple
endeuillé et meurtri par des décennies de guerre civile. D'une
logique de guerre à une logique de paix L’idée d’une solution politique au conflit comme substitut à la lutte armée
va germer peu à peu dans les esprits même les plus irréductibles. Mais il
faudra près de vingt ans pour que les principaux acteurs du conflit
comprennent que la solution négociée était inéluctable et que le processus
de paix aboutisse à un accord multipartite. Une nouvelle logique de réconciliation
avait été au cœur de l’accord de Sunningdale, signé en 1973, qui
instaurait une assemblée et un exécutif mixte unioniste-nationaliste. Mais ce
gouvernement nord-irlandais était tombé au bout de cinq mois, n’ayant
pu résister à une grève générale des ouvriers protestants et au blocage des
unionistes. Le dialogue s'était renoué également entre Londres et Dublin et
avait débouché en 1985 sur l’Accord de Hillsborough. Cet accord signé par
les deux premiers ministres britannique et irlandais, Margaret Thatcher et
Garret Fitzgerald, donnait pour la première fois un droit de regard à Dublin
sur les affaires nord-irlandaises tout en reconnaissant les aspirations des
protestants unionistes. Il était aussi stipulé que rien ne se ferait en
Irlande du Nord sans le consentement du peuple nord irlandais, mais que si une
majorité d’Irlandais souhaitaient une Irlande unie, les gouvernements
britanniques et irlandais introduiraient une législation à cet effet.
Toutefois, aucune solution concrète n’avait été proposée. Au cours des années
1990 la nouvelle logique de rapprochement allait se renforcer avec un processus
de paix, aussi fragile que complexe, qui se mit progressivement en place avec,
le 15 décembre 1993, la Déclaration Conjointe (Downing Street
Declaration) des deux du premiers ministres britannique et irlandais John Major
et Albert Reynolds suivie du Document Cadre (Joint Framework Document) publié
le 22 février 1995. Cette déclaration témoignait de la volonté de la
Grande-Bretagne d’encourager un accord entre tous les Irlandais en même temps
qu’elle offrait une perspective de discussions avec le Sinn Fein à condition
que l’IRA mette fin à sa campagne de violence. Mais cette Déclaration
fut rejetée par le Sinn Fein qui allait toutefois proclamer un premier cessez
le feu en 1994. De Sunningdale à l’Accord anglo-irlandais, de l’accord anglo-irlandais à
la Déclaration de Downing Street on butait toujours sur la même obstination,
le même entêtement des unionistes tout comme celui des nationalistes du Sinn
Fein qui, pour ses liens avec l’IRA, continuait à être exclu de toutes
discussions et le conflit paraissait sans issue. Toutefois, en 1988, un
rapprochement timide s’était amorcé entre les Républicains radicaux du Sinn
Fein et les républicains modérés du parti travailliste social démocrate
(Social Democratic and Labour Party), conduits par John Hume, pacifiste
convaincu, à la fois homme de conviction et de terrain. A partir de 1993, les
conversations entre John Hume et Gerry Adams, dirigeant du Sinn Fein,
commencèrent à porter leurs fruits. Le plus grand mérite de John Hume fut
d’avoir compris qu’il fallait sortir le Sinn Fein de son isolement, et
d’avoir réussi à instaurer une sorte d’alliance "pan
nationaliste". Il a joué un rôle considérable en amenant peu à peu les
chefs du Sinn Fein à renoncer à la lutte armée. Des conversations secrètes
eurent également lieu entre les dirigeants britanniques et l’IRA qui se
montrait de plus en plus disposée à renoncer au terrorisme. Mais le Forum pour
la paix et la Réconciliation qui s’ouvrit à Dublin en 1994 fut boycotté par
les partis unionistes qui le dénoncèrent comme un prélude à une éventuelle
réunification. En février 1995 dans un document cadre le gouvernement irlandais s’engageait
à retirer sa revendication à légiférer sur l’Irlande du Nord, geste
important en direction des unionistes. Le document comprenait également des
propositions sur l’instauration d’institutions transfrontalières et des
programmes économiques appelés à faire coopérer les 2 Irlande. Les
cessez le feu républicain et loyaliste(31 août 94-9 février 96) semblaient
indiquer que les belligérants acceptaient les termes de la déclaration
officielle[9] et en décembre 1995 un panel international était constitué sous
la présidence du sénateur américain George Mitchell, l’un des conseillers
personnels du Président Clinton qui allait jouer le rôle de médiateur[10].
Mais les pourparlers ne progressaient pas car le gouvernement britannique avait
inscrit le désarmement comme condition préalable à toute négociation[11].
Son intransigeance allait déboucher sur un événement au coût psychologique
encore plus lourd que son coût humain et matériel : l’attentat de
Canary Wharf à Londres en février 1996 et qui marquait la fin du cessez le feu
nationaliste. Il faudra attendre la victoire écrasante des travaillistes aux élections législatives
britanniques de mai 1997 pour que le processus de paix reparte sur ses rails et
le nouveau Premier Ministre Tony Blair, afin de sortir le processus de l'impasse
décide de mettre la question du désarmement de côté et d’inclure le Sinn
Fein, jusqu’alors exclu pour ses liens officieux avec l’IRA, dans les négociations
de paix. Cette concession joua un rôle déterminant en conduisant l’IRA à déclarer
un nouveau cessez le feu le 19 juillet 1997 et les négociations purent débuter. Un certain nombre d’éléments contribuèrent à faire progresser la solution
politique: la progression d’un Républicanisme modéré, une lassitude du
conflit, une opinion publique de plus en plus hostile à la violence, une
profonde évolution économique et sociale de la République d’Irlande,
l’engagement résolu des responsables politiques anglais, irlandais, et américains
qui ont tout mis en œuvre pour la réussite du processus de paix. Mais si
l’accord du Vendredi Saint a été conclu c’est bien parce que deux
conditions étaient réunies : une paix relative due au cessez le feu et la
participation de presque toutes les parties impliquées dans le conflit. L’Accord
du Vendredi Saint Cet accord s’articule autour de trois volets. Le premier volet interne à l’Irlande
du Nord concerne la mise en place d’institutions démocratiques, un exécutif
et une assemblée de 108 membres élus à la proportionnelle et vise à
instaurer un partage des pouvoirs entre nationalistes et unionistes. Le
gouvernement semi-autonome, composé de dix ministres est responsable de
l'administration de la province dans tous les domaines sauf la justice, la
police, la défense et les affaires étrangères qui restent confiées aux
autorités britanniques. Le Premier ministre d'Irlande du Nord (First Minister),
en l'occurrence David Trimble, chef du parti unioniste de l'Ulster qui comte 26
élus, est issu des rangs du premier parti de l'assemblée. Son adjoint, (deputy
first Minister) actuellement Mark Durkan, est à la tête du parti nationaliste
modéré le SDLP (Social Democratic and Labour Party) qui compte 24 élus et
forme ainsi la deuxième force politique à la Chambre. Les deux autres partis
représentés au gouvernement sont le Sinn Fein et le Democratic Unionist Party,
parti unioniste dit "réjectioniste" car résolument opposé aux
accords d'avril 1998[12]. L'Accord du Vendredi Saint a également mis en place un axe institutionnel
Nord-Sud avec la création d’un Conseil Ministériel transfrontalier, “ pour
rassembler les responsabilités exécutives de l’Irlande et du gouvernement
irlandais pour développer la consultation, la coopération et l’action sur
l’île d’Irlande ” qui comprend des membres de la Nouvelle Assemblée
sous la conduite du Premier Ministre et du vice Premier Ministre nord-irlandais
ainsi que des membres du gouvernement d’Irlande du Sud sous la conduite du
premier ministre irlandais ou Taoiseach. Il a pour tache de coordonner des
actions économiques et sociales des deux parties de l’île sur des questions
d’intérêt mutuel[13]. Il est par ailleurs réaffirmé que l’Irlande du
Nord fait partie du Royaume Uni, ce qui a conduit Dublin à réviser sa
constitution en modifiant les articles 2 et 3 qui posaient des revendications
territoriales sur l’Irlande du Nord. Le troisième volet représente l’aspect le plus novateur avec la création du
Conseil des Iles et de la Conférence Intergouvernementale irlando-britannique
constituée des “ représentants des gouvernements britannique et
irlandais et des instituions déléguées d’Irlande du Nord, de l’Ecosse et
du Pays de Galles ”. Cet axe est-ouest intègre les mesures d’
autonomie pour l’Irlande du Nord dans une perspective plus vaste de changement
constitutionnel multi-directionnel par la décentralisation des pouvoirs
de Londres au profit de toutes les nations périphériques comme l’Ecosse et
le pays de Galles[14]. Cette dimension ne pouvait que rallier les unionistes séduits
par l’idée d’une nouvelle union autour du principe d’unité dans la
diversité. L’accord qui confirme que la souveraineté de l’Irlande du nord, britannique
ou irlandaise dépend du consentement de la majorité de la population
nord irlandaise, prévoyait également “ le dépôt de toutes les
armes paramilitaires dans les deux ans suivant l’approbation de l’accord
dans sa totalité ” Il fut soumis à referendum aux deux parties de l’île
le 22 mai 1998[15] et fut approuvé à 94,39% par les Irlandais du Sud et à
71,12% par les Irlandais du Sud. Un
climat d'incertitude malgré des progrès notables Le rapprochement des deux camps s’est fait au prix de concessions mutuelles et
des mesures essentielles ont été prises qui marquent un progrès
incontestable. L'Irlande a modifié les articles 2 et 3 de sa constitution qui
revendiquaient la totalité du territoire de l'Irlande[16]. L’IRA
a commencé à désarmer et, sur la recommandation du rapport Patten, la
nouvelle police biconfessionnelle s’est mise en place. La police nord
irlandaise, le PSNI (Police Service of Northern Ireland) a remplacé la RUC
(Royal Ulster Constabulary), qui datait de l’époque de la partition, et
s’est dotée d’un nouvel uniforme et d’un nouvel insigne avec la croix de
Saint Patrick. Le cessez-le-feu observé depuis 1997 reste en vigueur. Les
paramilitaires des deux camps ont été libérés comme le préconisait l’Accord,
et cela malgré l’hostilité des familles des victimes. En juillet 2002, l’IRA
encore accusée de multiplier des actes à l’encontre du processus de paix et
du cessez le feu mise en place en 1997, a présenté pour la première fois en
trente ans de conflit “ ses sincères excuses et condoléances aux
familles des victimes". Toutefois il reste beaucoup de progrès à faire dans bien des domaines où les
accords de paix n'ont pas été mis en œuvre de façon effective et durable. La
tension reste présente et le mur de méfiance entre les deux communautés est
loin d’avoir disparu par suite du manque d’avancées sur la question du désarmement.
Chaque camp rejette la responsabilité de l'impasse politique sur l'autre et
l'accuse de ne pas honorer ses obligations. De nombreuses difficultés
persistent liées aux pressions des éléments les plus durs au sein des deux
camps. Si le camp nationaliste est scindé en deux formations qui ont
toutes deux adhéré aux accords de paix, le Sinn Fein longtemps considéré
comme la branche politique de l’IRA et le Social and Democratic Labour party
opposé à la violence et partisan d’une issue politique à la crise, le camp
unioniste s’est fragmenté en plusieurs entités plus ou moins concurrentes
qui ne se sont pas toutes ralliées au processus de paix et n’ont pas signé
l’Accord. Nombre d’unionistes jugent que les concessions de leurs représentants
sont excessives, compte tenu de la lenteur de l’IRA à désarmer. La fragilisation de l’unionisme a eu des conséquences électorales
indiscutables et d’autant plus grandes que les catholiques, qui au lendemain
de la partition constituaient un tiers de la population, sont à présent
en passe de représenter 45% et la moitié de leur communauté ont moins de
quine ans[17]. La perspective d’obtenir à moyen terme une égalité en termes
numériques est perçue comme une menace par la population protestante, qui
craint de voir remettre en question le rattachement au Royaume-Uni garanti par
l’Accord tant qu’une si d'aventure une majorité se prononçait contre le
statu quo. D’autres signes laissent supposer que les unionistes sont en passe
de perdre leurs ascendant en Irlande du Nord tels que l’élection à la mairie
de Belfast d’un membre du Sinn Fein, Alex Maskey, deux fois incarcéré sans
jugement pour activités au sein de l’IRA au cours des années 1970. Si
les attentats sont devenus rares et les incidents imputables à des groupes
d’irrédentistes[18], ils font toujours peser une menace sur la société nord
irlandaise. L’économie de la province a cruellement souffert du conflit et ne
peut se développer tant qu’un véritable climat de confiance indispensable
aux investissements tant nationaux qu’étrangers fera défaut. Le problème du dépôt des armes a toujours été utilisé comme une monnaie
d’échange par les unionistes. Cette question cruciale qui n'a pas encore été
résolue a expliqué les multiples blocages, ultimatums, délais d’application
et continue à compromettre le fonctionnement des institutions. Faute de désarmement
de l'IRA, le processus de paix fut gelé le 14 juillet 1999 et pour tenter de
sauver l’accord, George Mitchell fut rappelé de septembre à décembre 1999
afin de diriger de nouvelles négociations et sortir la province de l’impasse
politique. Il réussit à persuader David Trimble, Premier ministre d’Irlande
du Nord d’abandonner sa démarche inconditionnelle "gouvernement contre désarmement"
et d’accepter le Sinn Fein au sein du gouvernement à la condition que l’IRA
entame son processus de dépôt des armes le jour où Westminster déléguerait
ses pouvoirs à l’Assemblée d’Irlande du Nord. Ce compromis fondé sur la réciprocité
fut mis en œuvre le 2 décembre 1999 et L’IRA nomma alors un représentant
chargé de la question du désarmement. Mais en acceptant le Sinn Fein au sein
du gouvernement le parti unioniste de l'Ulster fixa une nouvelle échéance au
12 février 2000 pour le début du désarmement. L’échéance arrivée, force
était de constater que rien n’avait été réalisé dans ce sens, et sur la
menace de démission du premier ministre, Londres prit les devants et suspendit
les institutions nord irlandaises, ce qui mit le processus de paix une fois de
plus en attente. Après l'enquête de la police sur un éventuel réseau d'espionnage de l'IRA au
sein du gouvernement nord-irlandais, quatre militants du Sinn Fein, soupçonnés
d'appartenir à l'IRA furent arrêtés en octobre 2002 pour possession
d'informations utilisables par des terroristes et les institutions
semi-autonomes, au sein desquelles les dirigeants catholiques et protestants de
la province tentaient laborieusement de cohabiter depuis plus de quatre ans, ont
été suspendues sine die le lundi 14 octobre 2002 à minuit. L'Irlande du Nord
n'a plus ni parlement, ni gouvernement propres et John Reid, secrétaire d'Etat
à l'Irlande du Nord est en quelque sorte le nouveau tuteur de la province. En
rompant tout contact avec la commission internationale chargée de superviser le
désarmement des milices, l'Armée républicaine irlandaise (IRA) a de surcroît
infligé un coup sévère au processus de paix nord-irlandais déjà mal en
point[19]. Le premier ministre britannique ainsi que les dirigeants unionistes demandent
instamment à l’IRA de mettre un terme à “ de façon définitive ”
à ses activités et de montrer clairement qu’elle renonce à la violence.
Pour reprendre les rênes du gouvernement avec pour partenaire le Sinn Fein
l'ancien premier ministre nord irlandais, David Trimble, exige également
un désarmement "visible" et "complet" de l'IRA et la fin de
toutes ses activités paramilitaires. Il n'est plus question pour le chef de
gouvernement de se contenter de promesses. "Cette fois nous voulons des
actes, ensuite seulement nous rendrons notre jugement" a t-il déclaré
devant la presse le 3 mars dernier. Mais l’IRA, qui se dit prête à faire un
geste important, continue de refuser fermement de s’auto-dissoudre et de se
laisser dicter une décision. Son démantèlement serait inacceptable aux yeux
des anciens militants qui l’assimileraient à une reddition. Ce qu’on a appelé un mini-sommet pour la paix a donné lieu en mars 2003[20]
à des heures de négociations intensives entre David Trimble, chef du parti
unioniste de l’Ulster les dirigeants catholiques républicains du Sinn Fein,
Gerry Adams et Martin McGuinness ainsi que le catholique modéré du SDLP, Mark
Durkan. S'il n'est pas question de renégocier l'accord comme le répète Tony
Blair il s'agit de tout faire pour le mettre en œuvre en précisant certains
points. Un plan d’application des accords d’avril 1998 a été présenté
conjointement par les deux premiers ministres irlandais et britannique et prévoit
notamment le désarmement complet des groupes paramilitaires[21]. L'enjeu est de
rétablir l'échéance électorale de mai 2003. Pour permettre aux différents
partis de soumettre document à l'approbation de leur base, Tony Blair, pour qui
il n'est pas question de renégocier l’accord, a reporté d'un mois (du 1er au
29 mai) les élections à la nouvelle assemblée de Belfast. Les républicains ne rejettent pas l’idée d’une neutralisation complète de
l'arsenal de l’IRA[22] mais réclament en contrepartie un démantèlement
des installations militaires britanniques en Ulster, un retrait des soldats[23],
une réforme en profondeur de la police et de la justice, l’impunité pour une
quarantaine de fugitifs de l’IRA soupçonnés de crimes, ainsi que des
garanties que les unionistes ne provoqueront pas une nouvelle paralysie de l’Assemblée
de Stormont. Une des difficultés majeures concerne la question des sanctions
applicables à un parti dont les alliés paramilitaires violeraient le cessez le
feu. Conclusion
La pérennité de la paix en Irlande du Nord n’est pas garantie et l’édifice
politique mis en place par l’Accord révèle une grande fragilité entretenue
par la méfiance, le contentieux historique difficile à gommer, la
faiblesse persistante des contacts entre les deux communautés qui ne peuvent
disparaître du jour au lendemain malgré le nouveau cadre politique
progressivement mis en place par l’Accord et malgré les efforts financiers du
Royaume-Uni et de l’Union Européenne pour venir en aide à une économie
sinistrée. On craint toujours un sursaut de violence dans la province en
particulier lors de la période d'été marquée par les défilés orangistes. On
ne saurait donc parler de règlement définitif du conflit et on est loin d'un
consensus quant à l'avenir politique de la province. Même si de nombreuses
difficultés persistent il ne faut pas néanmoins sous estimer l’importance de
l’Accord du Vendredi Saint qui, comme Tony Blair l’a réaffirmé à Belfast
le 19 octobre 2002, représente la meilleure chance de retour à la paix en
Irlande du Nord depuis 85 ans. [1] En 1922, au moment de la partition de l’île, le souci d’assurer une majorité protestante avait conduit à limiter la portion du territoire incluse dans le Royaume-Uni à six comptés au lieu des neuf que comptait l’Ulster géographique. [2]
A partir du XVIème siècle, la Réforme protestante allait servir de
prétexte à Henri VIII et à sa fille Elisabeth 1ère pour étendre leur règne
en Irlande et renforcer leur pouvoir sur les deux îles en le centralisant
à Londres. Une colonie de peuplement fut implantée en Irlande pour éviter
que l’Irlande ne soit utilisée comme un tremplin par une puissance étrangère
hostile et plus précisément la grande puissance catholique qu’est
l’Espagne. La faible distance entre les côtes écossaise et irlandaises
allait permettre des transferts massifs de population et explique la forte
présence des protestants en Ulster. En effet, si l’île entière a été
conquise progressivement par les Anglais, c’est au nord qu’un
peuplement systématique fut mis en œuvre au XVIIe siècle, désigné
sous le nom de "plantation de l'Ulster". [3] Le protestantisme de l'Ulster, de type calviniste plus intransigeant, aux valeurs puritaines a répandu une tonalité plus sombre, plus austère que dans le Sud, où la majorité des protestants de confession anglicane sont restés relativement à l'abri de tout fanatisme. [4]Apparue pendant le soulèvement de Pâques 1916, l’IRA devient officielle en 1919 et puise son inspiration dans cette insurrection. En décembre 1969 cette organisation paramilitaire catholique se scinde en deux : l’IRA officielle d’orientation marxiste, qui, dès mai 1972, abandonne l’action terroriste au profit de la politique, et l’IRA provisoire qui décide de continuer la lutte armée et va se constituer au fil des ans un redoutable arsenal. [5] Entre 1971 et 1973 les sommes récoltées par la NORAID aux Etats-Unis, où vivent actuellement 42 millions d'Irlandais d'origine américaine, sont considérables. [6] Le Sinn Fein qui signifie “ nous seuls ” en gaélique fondé en 1900 par Arthur Griffith, un des pères fondateurs de l’Etat libre, est le plus ancien parti politique en Irlande (nord et sud confondus). Durant les années de conflit en Ulster, il se radicalise de plus en plus et prône la lutte armée pour l’indépendance et pour une République de 32 comtés. [7] En 1983 une bombe explose au grand magasin Harrod’s à Londres faisant 5 morts et 80 blessés. La même année Margaret Thatcher échappe miraculeusement à un attentat au Congrès annuel du Parti conservateur à Brighton. [8]. Dans le camp protestant les paramilitaires loyalistes se répartissent entre les membres de l’UVF, Force des Volontaires de l’Ulster, le Commmando de la Main Rouge (RHC) et la Force des Volontaires Loyalistes (LVF). [9] En 1994 les Etats Unis décidaient d’accorder un visa à Gerry Adams qui y recevait un accueil triomphant. La visite du Président Clinton à Dublin et Belfast en 1995, qualifiée d’historique, relança le processus de paix. [10] La Maison Blanche a été fortement incitée à rentrer dans le processus de façon active par l’importante communauté irlando-américaine. Londres et Dublin ont du mal à admettre cette présence américaine mais ne tardent pas à constater l'influence qu'elle peut exercer sur les Républicains. [11]
Il faut souligner que le Premier Ministre John Major n’a pas les coudées
franches. Avec une très faible majorité aux Communes, il ne peut gouverner
sans l’appui des unionistes [13] C’est ce deuxième volet qui a posé le plus de problèmes dans les négociations. Chacun des deux camps a été amené à faire d’importantes concessions. Les nationalistes ont dû renoncer à l’idée d’une réunification immédiate tandis que les unionistes ont dû admettre un rapprochement avec l’Irlande du Sud par le biais de cette superstructure politico-administrative. [14] L'Ecosse et le pays de Galles se sont vues dotées en décembre 1997 respectivement d’un Parlement et d’une assemblée et également d’un exécutif à la suite de referendums où Ecossais et Gallois ont été appelés à se prononcer en faveur de cette dévolution. [15] Il faut signaler que c’était la première fois qu’une consultation de toute l’île était organisée depuis 1918. [16] Jusqu’à l’accord de 1998 la constitution irlandaise de 1937 ne reconnaissait pas la partition. Selon l’article 2 de la constitution irlandaise de 1937, le territoire national comprenait toute l'Irlande tandis que l’article 3 stipulait qu’en attendant la réintégration du territoire national, les lois ne s’appliqueraient qu’à la zone constituée par l’Etat Libre. Lors du referendum du 22 mai 1998, les Irlandais se sont prononcés favorables au dix-neuvième amendement, relatif au traité du Vendredi Saint, et qui abandonne toute prétention territoriale sur le nord de l'île. [17] D’après le dernier recensement datant de 1991, les catholiques représentaient 42% de la population de l’Irlande du Nord. [18] Parmi les organisations paramilitaires républicaines, outre l’IRA dite “ provisoire ”, on dénombre également trois autres groupes, résolument opposés au processus de paix : l’IRA dans la continuité (CIRA), l'Armée Nationale de Libération Irlandaise (INLA), l’IRA véritable ainsi qu’un groupuscule encore sans dénomination dans la mouvance des dissidents constitué en un comité des 32. [19] Le nouveau secrétaire britannique à l'Irlande du Nord, Paul Murphy, a qualifié cette décision de “ regrettable et décevante ”, mais “ pas surprenante ”. [20] Un nouveau sommet est prévu début avril. [21] Il s'agit de mettre hors d'usage d'immenses stocks de munitions, fusils, mortiers, missiles et explosifs. [22] En réponse au souhait de David Trimble de voir la destruction d'armes filmée, l'IRA proposerait la présence de représentants des deux églises, catholique et protestante, à tire d'observateurs. [23] Le plan de démilitarisation de la province, qui comprendrait également la destruction de toutes les tours de contrôle, concerne 19 000 soldats britanniques actuellement basés en Irlande du Nord.
Calendrier
des événements depuis l’accord du Vendredi Saint 10 avril 1998 Septembre
1997 : création de la Commission Internationale Indépendante pour le Désarmement
présidée par le Général de Chastelain 10
avril 1998 : signature de l’Accord du Vendredi Saint qui prévoit le partage
du pouvoir entre protestants et catholiques au sein d’institutions
semi-autonomes, dont une assemblée, un gouvernement et des organes de coopération
avec la République d’Irlande ainsi qu’avec les autres “ régions ”
du Royaume-Uni. Engagement de l’IRA à désarmer avant février 1999, la
formation de l’exécutif devant survenir avant mars 1999. 23
mai 1998 : ratification de l’accord est ratifié par voie de referendum
à 71% des voix en Irlande du Nord et à 94% des voix en République d’Irlande Juin
1998 : élection des 108 députés à l'assemblée régionale 15
août 1998 : attentat d’Omagh, le plus meurtrier de l’histoire du
conflit signé par l’IRA véritable (Real IRA) , groupe dissident de l’IRA
qui n’a pas renoncé à la lutte armée. Octobre
1998 : prix Nobel de la Paix décerné à John Hume, chef du parti républicain
modéré et David Trimble, chef du parti unioniste de l'Ulster Février
1999 : processus de paix dans l’impasse suite au constat que l’IRA
contrairement à son engagement n’a pas commencé à désarmer (mot d’ordre
des unionistes : “ no guns, no government ! ”). Septembre-novembre
1999 : révision de l’Accord du vendredi Saint sous l’autorité du sénateur
George Mitchell Novembre
1999 : Compromis Mitchell : consentement de l’IRA à nommer un représentant
chargé des pourparlers avec le Général de Chastelain en échange de la
mise en place de l’exécutif sans désarmement préalable de l’IRA. Décembre
1999 : fin de l’administration de la province par les autorités londoniennes.
Première rencontre des responsables du gouvernement nord irlandais. Menace de
David Trimble de démissionner en cas de refus de l’IRA de désarmer d’ici février
2000. L’IRA nomme un représentant pour établir le contact avec la commission
indépendante Février
2000 : l’IRA annonce sa décision de ne plus coopérer avec la commission du désarmement. 11
février 2000 : Le Secrétaire à l’Irlande du Nord Peter Mandelson
suspend les instituions pour trois mois. La province retombe sous la tutelle de
Londres. Mai
2000 : les institutions sont rétablies et les unionistes acceptent de gouverner
avec le Sinn Fein après l’engagement de l’IRA à autoriser des inspecteurs
internationaux à vérifier ses arsenaux. Octobre
2001 : l’IRA met hors d’usage une quantité importante d’armes, de
munitions et d’explosifs en présence des inspecteurs internationaux 1er
juillet 2001 : David Trimble démissionne de son poste de Premier Ministre 1er
août 2001 : après les pourparlers de Weston Park (Angleterre) Londres et
Dublin publient des propositions destinées à sauver l’accord de paix. Mais
les unionistes de David Trimble campent sur leurs positions et refusent de
retourner au gouvernement 10
août et 21 septembre 2001 : Londres suspend par deux fois pour 24 heures
les institutions nord-irlandaises pour gagner du temps pour la négociation 23
octobre 2001: l’IRA entame son désarmement 24
octobre : Londres commence à démanteler ses installations militaires 4
novembre 2001: le Service de police d’Irlande du Nord (PSNI) remplace le RUC
(Royal Ulster Constabulary) 6
novembre 2001 : réélection de David Trible comme premier ministre d’Irlande
du nord Avril
2002 : l’IRA poursuit le processus de désarmement Octobre
2002 : Après l’inculpation de quatre militants du Sinn Fein “ pour
possession d’informations utilisables par des terroristes ” les
responsables unionistes démissionnent de l’exécutif. Le secrétaire d’Etat
à l’Irlande du Nord John Reid suspend les institutions sine die tandis que
l’IRA interrompt tout contact avec la commission pour le désarmement Mars
2003 : tentative de remettre sur pied les institutions par les deux premiers
ministres britannique et irlandais, document cadre destiné à garantir la mise
en place effective de l'accord du Vendredi Saint. Elections de la Nouvelle
Assemblée de Stormont repoussées d'un mois (du 1er mai au 29 mai).
Lien : Histoire de la province de 1649 à nos jours : Northern Ireland : From warfare to partnership (Lecture on Northern Ireland, University of Syracuse, NY, 07/04/2003) (en Anglais)
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